mardi 30 novembre 2010

Moore ou les aspérités du vide

« Eblouissante ». « Amazing ». « Preciosa »… A peine débutée, l’exposition Henry Moore, l’Atelier au musée Rodin bénéficiait déjà de commentaires laudateurs dans son Livre d’or. Rien d’étonnant sur un tel support. Et pourtant, cet événement recèle véritablement une importance et une valeur singulières. Il fallait bien les structures semi-organiques de Moore dans la cour du musée pour pallier le départ de la mirifique tour de Wim Delvoye présentée dans l’exposition du printemps dernier.
Moore incarne un art total, non pas tant parce qu’il a excellé dans plusieurs techniques plastiques, mais au contraire parce qu’il a su précisément toucher à l’essence de son art premier – la sculpture – et à son pendant – le (concept de) relief. Son œuvre reflète l’expression complète de la modernité : via des influences esthétiques et conceptuelles multiples et leur synthèse/cohabitation, mais aussi et surtout à travers le décloisonnement des médias : dessin en relief et collages sur papier, plâtre peint (dont la beauté mystifie et concurrence étonnamment le bronze), bas-relief comme mise en abîme de la sculpture sur pied (« détachée »). Chez Moore le plein et le creux, le plat et le bombé se renvoient leur substance. Car le vide chez lui est solide, et la matière éthérée. De fait, l’esthétique moorienne est une fausse ambivalence : le plein, c’est le vide. Le vide moorien est un relief, ce sont des aspérités. Une dialectique du plein et du vide qui se décline et se déploie dans bien d’autres dualités : densité vs évidement, surface vs profondeur, force vs vulnérabilité.
Dans cette exposition remarquable, les croquis et les miniatures dévoilent les ressorts du process créatif. Les balancements, les télescopages, les syncrétismes entre esthétique primitive, primale et modernisme, entre épure et sophistication, simplicité et complexité. Entre figuration basique et abstraction précise. L’idée et l’incarnation (la chair, encore). Et c’est là sans doute (aux yeux de l’auteur en tout cas), que réside la singularité sublime de l’œuvre de Moore : cet aller-retour entre l’abstraction et la figuration, entre l’enfoui et l’évidence, entre la réalité et l’essence.
L’os, ici comme osmose (l‘intégrité du corps et la présence de l’être), là comme obstacle (la charpente dont on ne peut se défaire, les limites de l’étant qui pointent, acérées, anguleuses, dans un genou, une hanche par trop proéminents) et comme catalyseur de la création, réceptacle d’une beauté baroque, paradoxale, entre pesanteur et grâce. Deux lames de couteaux qui s’imbriquent sans se toucher, à l’image de l’une des œuvres exposées. Le sublime chez Moore est tranchant sous ses rondeurs.
Bacon est le maître de la chair, Moore celui de l’os. De fait, ce matériau-ci et cette matière-là convergent étonnamment : si la chair (et son erzatz pictural, la matière - peinture) s’ancre et s’incarne par essence dans l’excès (coloriel - le rouge carnassier, structurel - débordant, sans fond, nuancier de strates dermiques, historique – la chair ne dure), l’os (et sa traduction sculpturale) lui n’a rien de lisse : il est sobre certes (blanc immaculé, entre émail et corian), homogène, durable, stable mais ses traits saillants (au sens propre) ne sont que les parties émergées de l’iceberg esthétique et conceptuel du pôle Moore. Dans les deux cas, on touche à l’essentiel, à l’essence. A la beauté singulière et à la vanité existentielle. Via l’exposition du musée Rodin, Moore fait l’apologie du relief et de la matière, par le vide et les aplats.
« Too complex », annotation comme un aveu et comme une ironie face à une structure évidée, entrelacée, à circonvolutions que l’artiste semble ne pouvoir s’imaginer façonner concrètement : frontières (poreuses ou étanches) des médias, là encore. Aveu de faiblesse véritable… ou triomphe ? L’éloge de l’épure, le culte du creux, jusqu’à cette étape : la célébration involontaire de l’idée, de la non matière. La sculpture se heurte à sa propre réalité et demeure sur papier : seules persistent l’idée et l’essence. Ainsi est l’œuvre d’Henry Moore : centrée sur l’essentiel et donc, plus que jamais, vitale.

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